« Maman, pitié, pas l’album photo… » Elle n’entend pas ma complainte, elle s’en fiche. Elle est émue jusqu’aux larmes ; son fils quitte le nid. Je pars pour un tour du monde, comme j’en ai toujours rêvé. Depuis que je suis un gosse, je collectionne les cartes postales. Et les places de cinéma. J’attends depuis 23 ans, secrètement, le jour où j’aurai assez de fric pour quitter la grisaille de l’Angleterre, la pluie, le ciel de plomb. Et ce jour merveilleux est arrivé. Je prends l’avion ce soir, et je m’envole pour l’Australie. Puis je visiterai l'Inde, la Thaïlande; d'abord les pays où ma pauvreté passe pour de la bourgeoisie aux yeux des habitants. J’aime ma mère, et je culpabilise de la laisser seule. Mon père nous a quittés depuis quelques années maintenant, et elle n’a donc plus que moi et ma sœur. Elle n’aura que ma sœur, maintenant, et encore... " Je risque de ne plus te voir avant quelques mois, alors tu poses ton derrière sur le sofa sur le champ. " Avec un sourire, elle me prend le bras et me tire sur le canapé, puis pose l’épais album photo sur ses genoux. Elle tire la première page et soulève quelques films translucides avec un soupir attendri. Je vais avoir droit à une longue rétrospective sur toute ma vie depuis ma première couche culotte jusqu’à ma première clope.

Mais il n’y a pas tant que ça à raconter, en réalité. Je suis né à Londres, j’en suis jamais parti avant aujourd’hui. J’ai jamais été une tête de classe, j’ai pas fait d’études supérieures parce que je suis pas fait pour passer mes journées le cul posé sur une chaise à écouter quelqu’un. Sûrement parce que je n’écoute jamais personne. Et puis, ma petite famille n'avait pas vraiment de quoi me payer des études. J’ai eu du succès avec les filles, et j’ai toujours la vie sentimentale d’un ado de quinze ans ; je me trouve une copine, elle me prends pour un con, ou l’inverse, et ça finit par partir en sucette. J’ai jamais eu d’histoire vraiment sérieuse, jamais de coup de foudre. Jamais une fille ne m'a transpercé au point que chaque minute sans elle soit un peu moins d'oxygène dans mes poumons. Ou presque. Je me dis que je rate sûrement ma vie, à avoir pour seule ambition de ne jamais avoir mon lit vide et juste assez d’argent pour payer l’essence de ma moto et mes paquets de clopes. Mais pour toutes ces conneries, ma mère ne m’a jamais blâmée. Elle sait que j’ai beaucoup souffert de la mort de mon père. Il a terminé sous les roues d’un camion quand je venais d’avoir l'âge de m'en souvenir, à peine trois ans. Cassandra, ma petite sœur, venait d’apparaitre dans ma vie. Elle a toujours été la petite princesse. La seule fille pour qui j'ai vraiment eu de l'amour. Vraiment. De l'amour. Je sais que c'est juste un truc de dingue, faut pas être clair dans sa tête pour être amoureux de sa soeur. Mais c'était une chose que je ne contrôlais pas, et je ne me sentais pas fou pour autant. Amoureux, en somme. On m'a fait suivre une longue thérapie pour arranger ce "problème". On a envoyé Cassy étudier en France, sans lui avouer pourquoi. Nous avons été séparés quelques années; elle est revenue pour moi, le jour de mon départ.

" Lexy? Maman?" C'est elle qui entre dans le salon. Elle s'installe à côté de nous; me voir subir la torture de l'album photo la fait rire. Heureusement, nous en sommes déjà à mes seize ans. Les clichés se font rares à partir de là. Puis, à partir de dix-huit ans, plus rien. Alors ma mère va chercher l'appareil photo pour prendre un souvenir de ce jour, avant que nous ne prenions la voiture pour l'aéroport. En bonne famille d'Anglais, on se fait pas dans les effusions de sentiments. On se quitte comme si je comptais rentrer pour dîner. Pourtant, pendant deux ans, je ne remettrais pas le pied en Angleterre. Je me pose un peu partout, le temps de réunir l'argent pour le prochain billet d'avion. Je profite en hiver du soleil du Sud en Espagne, et quelques jours dans chaque pays du Maghreb. Je prends du bon temps en Jamaïque, je marche sur les traces du Che en remontant l'Amérique du Sud et longe la route 66; depuis le Canada je rejoins le Japon, le Transsibérien m'amène à Saint-Pétersbourg; je traverse la Baltique pour arriver en Allemagne, remonte le Dannemark jusqu'en Norvège. Et j'ai posé mes valises, là.

« T’en a jamais marre de bouffer des carottes ? » Je lève les yeux, un bout de légume orange sur la joue, un peu de sauce au coin des lèvres. « Naon. Jamais. » Et j’enfourne une nouvelle fourchette dans ma bouche avec l’élégance d’un canard manchot. C’est la pause déjeuner. J’ai quitté le comptoir derrière lequel je passe mes journées pour une petite table au fond de la salle, les jambes étendues sur une chaise, le regard se baladant à l’extérieur. Allez savoir pourquoi je me suis posé dans ce patelin, en Norvège, à la fin de mon voyage. J’étais rentré à Londres, je n’avais trouvé que Cassandra à la maison, et de ma mère, seulement un nom sur une stèle. Alors je suis retourné sur mes pas, dans ce pays où je pensais pouvoir fuir tous les souvenirs de l’Angleterre. Après tout, là bas, je ne suis qu’un mec un peu taré, teinté d’un échec ambulant, et orphelin désormais. Ici, je deviens Lexy, le barman que tout le monde connait. J’ai une nouvelle vie. En tous points.

Je fais ces rêves muets et multicolores rythmés par le tic-tac d'une montre à gousset dans lesquels je passe d'un tableau surréaliste à un autre en sautant sur mes pattes blanches. Je me réveille avec le sentiment d'un devoir à accomplir, le coeur serré. Je cours chaque matin comme si ma vie en dépendait, en inspirant à pleins poumons l'air imbibé de senteurs de Narguilé. Je passe près des bosquets de fleurs avec l'attente qu'elles m'interpellent, et je m'étonne que les chats ne me rendent pas mes sourires. Je ressens cette attente, cruelle, de je ne sais quoi. Alice. Alice. J'ai ce nom qui résonne dans la tête. Je cherche Alice. Et la Reine. Et quand je les trouverais, je le saurais. Comme je sais toujours quand une personne comme moi passe la porte du bar. Une personne qui n'est pas uniquement qui elle prétend être, malgré elle.